2024, année de politisation du jeu vidéo

Une fois n’est pas coutume, Bob a décidé de traiter d’un sujet (un peu) sérieux. Car si le jeu vidéo demeure pour moi un loisir avant tout, il ne faut pas oublier qu’il s’agit désormais d’une industrie dont le poids économique et culturel est très important, qui représente un chiffre d’affaires de près de 200 milliards de dollars, procure un emploi direct a 330 000 personnes, avec une croissance constante, pour 1,5 milliards de joueurs, principalement sur smartphone (snif !).

Longtemps cantonné à un duel entre les États-Unis et le Japon, la production vidéoludique est désormais mondialisée, avec la présence de l’Europe et surtout l’arrivée de la Chine avec pour fer de lance le colosse Tencent. Une industrie si puissante et qui touche une population si importante (quasiment un quart de la population mondiale !) devait inévitablement prendre à un moment ou à un autre une dimension politique. Le phénomène était frémissant depuis quelques années, il est désormais réalité. Quel impact sur la vie paisible d’un ludophile comme Bob ? Pas énorme, en pratique.

Bon, il est vrai que le mot politique est très large ; en l’utilisant, je relève assez simplement que le jeu vidéo a aujourd’hui perdu une grande partie de sa neutralité : il ne se contente plus d’être un loisir sans profondeur de lecture et porte désormais, en plus, et même parfois à la place, de la vision ludique de ses créateurs leurs convictions sociétales. Il ne s’agit pas ici d’évoquer le cas particulier des jeux qui ne sont qu’un outil utilisé pour faire passer un message politique (comme avec le « Mario Kills Tanooki » des énergumènes de la PETA ou des jeux-propagande relatifs au conflit israélo-palestinien, ni de la censure subie (comme longtemps en Allemagne pour tout ce qui avait un lien avec le nazisme) ou appliquée de façon préventive par le développeur (à l’image de Konami retirant les croix des versions occidentales de Castlevania), mais bien de jeux dont les choix de game design (j’évite volontairement le terme « artistique ») révèlent une orientation politique, ce qui entraîne évidemment une réaction, positive ou négative… chez les observateurs informés, s’entend ! Car cette évolution vers la politisation des jeux se fait finalement à l’insu de la plupart des joueurs, qui ne s’intéressent pas aux coulisses de l’industrie. Mais un regard neutre et un minimum affûté remarquera deux grands conflits : le premier au sein du monde occidental au sujet du wokisme, et le second entre l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord d’un côté, et le reste du monde de l’autre. Et tout cela, bien évidemment, avec la retenue et l’intelligence qui caractérisent le monde des gamers !

Incels contre wokes, le choc des minables

Dans le microcosme vidéoludique, un acteur a fait plusieurs fois l’actualité, pour le meilleur et pour le pire : Sweet Baby Inc. Pour simplifier, cette société a une activité de consulting auprès des studios de jeu vidéo et propose d’améliorer le contenu du jeu en production, principalement dans les domaines de la narration et du game design. Jusqu’ici, rien de très exceptionnel, puisque ce type de service en B2B (comprendre : les fonctions supports pour les professionnels) est fréquent dans le monde de l’industrie en règle générale. La polémique vient probablement du parcours de sa co-fondatrice Kim Belair, ancienne d’UbiSoft (on est déjà mal engagé avec çà !) qui a quitté la société des frères Guillemot car elle estimait ne pas avoir d’avenir dans l’industrie du jeu vidéo en tant que femme métisse. De là, avec l’intelligence qui caractérise nos sociétés modernes dopées à l’information instantanée et à la réaction immédiate sans détour par la case cerveau, tout devient possible !

Sur le fond, l’industrie du jeu vidéo – comme certaines franges de joueur – a démontré à plusieurs reprises qu’elle pouvait franchement déraper : harcèlement sexiste avec le gamergate, culture du crunch, licenciements massifs et opportunistes, haine dans les jeux en lignes et cyberharcèlement dans l’e-sport, les exemples ne manquent malheureusement pas. Donc sur le principe, vouloir améliorer un peu les coulisses de la fabrique à rêves, pourquoi pas ? Mais agir pour cela sur la direction artistique (au sens large) des jeux, comme le propose Sweet Baby Inc, semble être autre chose : il s’agit de remodeler la « pensée » jeu vidéo pour l’aligner avec les idées progressistes à la mode. Si c’est le choix des développeurs, très bien. Mais toute action entraîne une réaction : si les développeurs sont parfaitement légitimes à donner à leur jeu la « saveur » politique qu’ils souhaitent et que Sweet Baby Inc peut parfaitement affirmer ses principes, ils doivent accepter en retour que d’aucuns affirment un avis différent, et respecter cet avis. Ce qui n’a malheureusement pas été le cas.

La réaction, c’est un groupe de curation Steam intitulé Sweet Baby Inc Detected, qui recense tous les jeux sur lesquels Sweet Baby Inc est intervenu – et plus largement les jeux dans lesquels le curateur estime avoir relevé des éléments de DEI (Diversité, Équité et Inclusion) – pour les déconseiller. Le groupe compte près de 460 000 abonnés lors de la rédaction de cet article : autant de joueurs qui rejettent – pour des raisons qui leur sont propres – les thèse progressistes défendues par Sweet Baby Inc. Il y a une proposition d’un côté, une contre-proposition de l’autre, chacun devrait jouer à ce qui lui plaît et fin de l’histoire. Sauf que nous traversons une période ou la pensée politique globale ne se construit que dans une opposition destructrice : pour que j’ai raison, l’autre doit nécessairement avoir tort. Corollaire : pour que j’existe, l’autre doit disparaître.

Honnêtement, je ne sais pas qui a tiré le premier dans cette affaire, mais le résultat est là : il faut choisir un camp. D’un côté, les nouveaux bien-pensants sont du côté de Sweet Baby Inc, à commencer par les journalistes vidéoludiques et high-tech qui ont plutôt une sensibilité de gauche :  Numérama qualifie Sweet Baby Inc de « petite société canadienne » – alors que l’entreprise emploie 46 personnes et que ses prestations semblent facturées en million (voir infra)… Mais le biais est assumé : il revient aux héros anonymes de la bien-pensance de défendre la gentille société harcelée par les méchants neckbeards ; quasiment tous les articles de presse professionnelle ont une analyse à sens unique du phénomène, même mon bien-aimé Canard PC dont la brève de Perco du 12 Mars 2024 ne fait pas honneur au métier de journaliste ! Et Sweet Baby Inc dans tout ça ? Outre la carte de victime habituelle, la société n’est pas aidée par les déclarations de Kim Belair qui qualifie notamment les joueurs hétérosexuels blancs de « bébés capricieux » (à la 20ème minute de la vidéo environ) : racisme, sexisme, dénigrement et généralisation foireuse, on commence a être pas mal pour notre championnat des minables !

Mais pour que la farce soit complète, il faut que l’opposant soit à la hauteur. Et si je continue de défendre le droit des joueurs de rejeter la politique progressiste d’une partie de l’industrie vidéoludique, il faut bien reconnaître que les arguments opposés Sweet Baby Inc et à sa clientèle sont assez faibles. Prenons déjà Kabrutus, le joueur brésilien à l’origine du groupe de curation Steam Sweet Baby Inc detected : tant par son physique que dans son discours, il est une mauvaise caricature du neckbeard (le gros lard barbu et je-sais-tout qui vit dans le sous-sol de la maison parentale), et reprend les codes des masculinistes, à commencer par le logo de DEIDetected.com, le site Internet créé suite au succès du groupe de curation : un guerrier aux gros bras aux relents nationalistes (le logo original a été un peu modifié depuis, le bonhomme s’est peut-être payé les services d’un conseiller en communication !).

A l’origine de ce qui prend tout de même des accents de Gamergate 2.0, Kabrutus est suivi par une horde anonyme remontée des égouts du Net : 4chan, Reddit, 9gag… dont les arguments ne sont pas bien plus poussés que ceux de l’équipe d’en face : Sweet Baby Inc cherche à détruire le microcosme vidéoludique, est à l’origine de tous les échecs de l’industrie cette année, et, disons-le tout net, remet en cause les fondements même de la culture occidentale !

Kim Belair et Kabrutus, nos deux champions. Ais-je vraiment besoin de vous dire qui est woke et qui est incel ?

Car au final, c’est bien de cela qu’il s’agit, et c’est en ça que le vieux Bob, qui ne perd pas le fil de son écrit, peut affirmer que le jeu vidéo devient politique : Sweet Baby Inc – qui n’est pas le gentil petit agneau innocent que la presse « autorisée » nous vend – n’en demeure pas moins que la victime collatérale d’une fracture plus grande dans le monde vidéoludique, issue du fossé qui semble se creuser entre les joueurs et les studios de développement occidentaux; une sorte de rupture entre le peuple et les élites saveur « pixels ». Car même le futur ministre de l’efficacité gouvernementale des États-Unis – j’ai nommé Elon Musk – a jugé utile d’apporter sa contribution à la dispute : le jeu vidéo est devenu woke.

Reductio ad Hitlerum

Le terme woke – qui semble être devenu le point de Godwin des gens de droâte – est lâché. Et dès que le wokisme est évoqué, deux choses deviennent certaines : 1) Le débat vient d’aboutir dans un cul-de-sac, 2) Le débat va se polariser. En gros, maintenant qu’ont se retrouve dans une impasse, le conflit va se régler au couteau. Et donc c’est un échec pour tout le monde. Mais honnêtement, ce n’est pas une surprise : entre, à ma gauche, le discours victimaire de Sweet Baby Inc et des progressistes qui la défendent et, à ma droite, les délires conspirationnistes des anti-DEI, on se retrouve dans une bonne vieille opposition entre wokes et incels, qui n’ont en commun que la malformation de leurs systèmes de pensée (ici & ).

Aucun espoir d’un rapprochement de ces deux entités, et le débat serait sans importance si il n’engendrait pas son lot de menaces réciproques, dont des appels au meurtre. Mais à la limite, deux minables qui se plantent mutuellement au fond d’un cul-de-sac, ça ne m’intéresse pas plus que ça. Mais ce qui est intéressant au demeurant, c’est ce que ce combat d’arrière-garde a révélé, à savoir la rupture – illustrée ici par l’exemple vidéoludique mais qui est générale en réalité – entre l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord d’un côté (entité que je désignerai par le magnifique néologisme « Occident de l’Ouest » – bientôt dans le Littré), et le reste du monde de l’autre. Et, sorti de notre bulle, force est constater que « le reste du monde » c’est 7,5 milliards d’habitants sur une population mondiale d’à peine plus de 8 milliards. Et oui, ça pique !

Il n’est sûrement pas anodin que le sus-nommé Kabrutus est brésilien : pour la majeure partie du monde, les débats idéologiques liés à ce que nous appelons globalement le wokisme n’ont que peu d’intérêts et sont d’une certaine façon des problèmes de riches. Dans le cas précis de Sweet Baby Inc, un événement particulier est venu mettre en lumière cet état de fait : la sortie de Black Myth : Wukong, probablement le premier jeu AAA complètement chinois. Et – indépendamment du jeu lui-même qui a reçu de bonnes critiques – c’est un évènement important, et pas seulement pour le jeu vidéo.

Here comes a new challenger !

En effet, le développement et la diffusion en occident d’une œuvre culturelle de grande ampleur traduit une nouvelle stratégie chinoise dans le domaine du soft power; pour faire simple, le gouvernement chinois tente d’exporter son approche culturelle – et par là d’étendre son influence et donc son pouvoir – en utilisant un nouveau vecteur, le jeu vidéo, jusque-là tenu en laisse par le pouvoir central car perçu comme le cheval de Troie de la culture occidentale « décadente ». Mais si le jeu vidéo occidental peut influencer la jeunesse chinoise, ce qui explique sa censure, un jeu vidéo chinois peut tout aussi bien influencer la jeunesse occidentale. Mais comme on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, il faut encore que le jeu soit de qualité. Ce qui est le cas au vu des notes données au jeu et de ses chiffres de vente.

Le reste, c’est une histoire de dictature communiste classique : pressions auprès des journalistes et influenceurs pour ne pas évoquer les sujets qui fâchent Xi Jiping : le féminisme, la politique chinoise, le Covid-19… (un mauvais esprit rajouterait Taïwan, les ouïghours ou encore Winnie l’Ourson !). Comme souvent avec les régimes totalitaires, les médias se sont mollement offusqués de la situation avant de détourner le regard et de laisser le jeu se vendre comme des petits pains ! Oubliant au passage la culture sexiste du studio Game Science crime pourtant puni d’effacement immédiat sous nos contrées…

Même le gentil petit studio – ou grand méchant déconstructeur, selon votre bord politique – Sweet Baby Inc n’aura pas pu s’interposer. Selon le média chinois Weibo, Sweet Baby Inc aurait tenté d’obtenir 7 millions de dollars auprès de Game Science pour apporter son expertise – ou selon certaines interprétations s’abstenir d’accuser Black Myth : Wukong de tous les crimes anti-woke en vigueur. L’origine de l’information, un post Weibo, réseau social sous contrôle du gouvernement chinois, ne permet pas d’affirmer que l’information est fiable. Nonobstant, elle a été reprise telle quelle sur la Toile, et comme toujours déformée et amplifiée. Indépendamment du coût demandé qui, en cas de véracité, discrédite complément le mythe de la petite entreprise canadienne (voir supra), chacun trouvera un argument bien pratique pour défendre son point de vue : le rejet par un état totalitaire et liberticide comme la Chine ne peut que valider le « combat » de Sweet Baby Inc ; vu de l’autre bord, Sweet Baby Inc agit comme une mafia qui monnaie sa « protection » au prix fort. Seule certitude : en-dehors de notre bulle idéologique, il existe un autre monde qui, lui aussi (ou encore ?), veut s’imposer.

Conclusion ?

Le vieux Bob est bavard aujourd’hui. Mais le sujet est finalement assez complexe, car au-delà d’une querelle stérile à laquelle nous a malheureusement habitué le réseau mondial, de vraies problématiques se posent. Et Bob vous avait prévenu, le jeu vidéo est devenu politique. Dans notre petite bulle d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, l’industrie vidéoludique a majoritairement décidé d’embrasser les idées progressistes en vogue – et en cela Sweet Baby Inc ne fait que participer à la fête – s’aliénant possiblement une partie des joueurs qui ne se retrouvent pas dans ces idées.

Mais en faisant l’effort de sortir de notre bulle, force est de constater que le progressisme « occidental de l’Ouest » n’est pas à la mode : du Brésil nous vient la réaction anti-DEI, tandis que les polonais de Madmind Studio proposent sans complexe d’incarner une prostituée – qui doit satisfaire ses clients en évitant de se faire assassiner par un détraqué – ou un tueur en série sadique. Du côté japonais, Square Enix se désolidarise de Sweet Baby Inc et plus globalement des injonctions progressistes, selon toute vraisemblance après avoir appris durement la leçon « Go Woke, Go Broke ». Le jeu coréen Stellar Blade est un succès colossal, alors même qu’il est accusé sous nos contrées de sexisme, sexisme supposé notamment par la mise en scène d’un corps féminin jugé irréaliste… alors que basé sur une femme bien réelle !

En fait, si le jeu vidéo développé en occident de l’Ouest semble traverser une crise – avec plusieurs gros échecs et des licenciements massifs, le jeu vidéo global se porte très bien en Asie, et même au niveau mondial, « occident de l’Ouest » y compris. Les difficultés du secteur sont probablement liés à des erreurs stratégiques, et non a l’aspect politique qu’il peut revêtir : la plupart des jeux qui ont échoué, à cause de l’implication de Sweet Baby Inc ou des groupes anti-DEI – selon votre sensibilité politique – étaient tout simplement mauvais ; le fait est que la majorité silencieuse des joueurs, désormais complètement mondialisée et qui arbitre les débats avec son portefeuille, n’est ni woke ni incel, mais simplement ludophile : un bon jeu aura du succès, un mauvais non, indépendamment de savoir si il met en scène un transgenre racialisé ou une pin-up asiatique en string. Et Bob voudrait pouvoir jouer en paix, sans qu’on lui dise quoi penser ou ne pas penser. Non mais !

Bob Dupneu

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