La dématérialisation des jeux n’est pas un phénomène nouveau : la Famicom avec son Disk System proposait déjà de charger sur des disquettes réinscriptibles les dernières nouveautés, idée reprise plus tard sur la Super Famicom. Malheureusement, si le système s’avérait très intéressant pour les joueurs, le manque à gagner pour les éditeurs était tel que le système fut abandonné. La raison de ce relatif échec est simple : les jeux proposés en téléchargement étant les mêmes que ceux vendus en boîte, les joueurs préféraient logiquement acquérir la version dématérialisée, moins chère, mais qui rapportait également moins d’argent au développeur; les ventes low cost remplacèrent ainsi les ventes normales des jeux concernés, au lieu de les compléter, ce qui créa une situation intenable pour les éditeurs.
L’histoire du jeu dématérialisé aurait pu s’arrêter là si la technologie n’avait pas évoluée. En effet, si produire un jeu attirant et intéressant dans les années 80 requérait les ordinateurs les plus puissants, et donc les plus chers (principalement pour la programmation console, le monde des ordinateurs ayant toujours eu recours aux logiciels sans support physique, certaines légendes vidéoludiques devant d’ailleurs leur existence à ce système), la situation est bien différente aujourd’hui : avec un peu de talent et de motivation, n’importe quel programmeur en herbe peu produire quelque chose de potable sans disposer d’un matériel haut de gamme.
Conséquence directe de cela, les jeux amateurs fleurissent sur la toile, notamment dans le monde GNU/Linux, mais souffrent habituellement de deux défauts majeurs : en l’absence de plate-forme de distribution commerciale, ils n’ont pas vraiment de visibilité et ne rapportent rien à leurs auteurs. L’arrivée d’Apple dans le monde du jeu avec l’iPhone a, de ce point de vue, changé la donne. On peut penser ce que l’on veut de l’AppStore et de la politique de la firme de Cupertino (et je ne suis pas le dernier à critiquer les pommés…), mais il faut reconnaître que ce système a permis à de nombreux développeurs amateurs de se faire connaître et de vendre leurs oeuvres au plus grand nombre.
Je vais prendre pour illustrer mon propos trois exemples parmi les plus gros cartons de l’AppStore (et sur lesquels j’ai passé un certain temps) : Angry Birds, Doodle Jump et Tiny Wings. Ces trois jeux reposent sur les mêmes principes : un parti pris artistique classique mais efficace, un prix plancher (0,79€) et, enfin et surtout, un système de jeu simple et basé sur le scoring. Le prix est évidemment une des raisons de la réussite de ces jeux : le simple curieux n’hésitera pas à débourser moins d’un euro, alors qu’un jeu plus complet vendu quelques euros n’intéressera que les vrais joueurs. Le modèle économique est simple : coût de développement minime et nombre de ventes maximum.
D’autres développeurs ont essayé de copier ce modèle, sans succès. C’est là qu’intervient le deuxième point : la recherche artistique, celle à même de créer une identité forte aux jeux et de marquer les mémoires; l’aspect dessin d’écolier de Doodle Jump, les couleurs pastels de Tiny Wings ou encore le côté cartoon décalé d’Angry Birds ne doivent ainsi rien au hasard et sont le fruit d’une décision mûrement réfléchie et qui poursuit un objectif simple : séduire le plus grand nombre de personnes, enfants et adultes, hommes et femmes. Il n’y a certes aucune prise de risque, mais cela évite à ces trois jeux les déconvenues de titres plus ambitieux… Maîtrisée et au final assez convenue, la direction artistique de ces trois jeux est avant tout pensée pour séduire l’acheteur potentiel attiré dans un premier temps par le prix. Mais un prix minime et un graphisme attirant ne suffisent pas à assurer la renommée et surtout la pérennité d’un jeu : pour que le jeu se propage tel un virus et que l’utilisateur lambda qui l’a essayé sur le portable d’un ami décide lui aussi d’acquérir la chose, il faut plus, et ce plus, c’est le système de jeu.
Dans le modèle suivi par Doodle Jump, Angry Birds et Tiny Wings, prix et graphismes ne sont que l’emballage d’un système de jeu simple, accrocheur et innovant. Certes, les esprits chagrins argueront que les systèmes proposés ne sont ni révolutionnaires, ni absolument inédits (Doodle Jump notamment est une copie améliorée de Papijump…), mais il faut reconnaître que, bien qu’intéressants et ludiques, ces concepts étaient passés totalement inaperçus auparavant. Et c’est là que réside tout l’intérêt du nouveau système de diffusion des jeux initié par l’AppStore et repris par l’Android Market; la simplicité de recherche, installation et paiement d’une application pousse les consommateurs à adopter un comportement d’achat impulsif, reprenant la formule simple des marketeux de tous poils : plus il y a d’obstacles entre le consommateur et le produit, plus les chances de réaliser la vente s’amenuisent. L’achat d’une application sur iPhone est donc pensé pour se faire en quelques pressions sur l’écran tactile, la problématique du paiement étant très largement réduite – situation qui ne manque pas d’engendrer des critiques justifiées!
Il n’est pas question de s’interroger ici sur les vertus et les défauts du système mis en place par Apple et copié par ses concurrents, car ce qui intéresse notre petit monde est ailleurs : diffusées rapidement et potentiellement très rémunératrices pour leurs auteurs, les applications sur téléphone portable permettent l’enrichissement du monde vidéoludique par l’apport de nouveaux concepts. Il faut garder à l’esprit que les jeux pour consoles de salon (et dans une moindre mesure pour les portables) sont très coûteux à produire et sont en conséquence vendus (très) cher; les studios de développement ne peuvent dans ces conditions prendre aucun risque et doivent se contenter d’offrir aux joueurs ce que ces derniers attendent. L’apport d’une nouveauté, ludique ou autre, est un risque qui se calcule et qui n’est pris que de façon très ponctuelle, et souvent discrètement intégré dans un jeu très classique par ailleurs (la série des Zelda est un parfait exemple de nouveautés intégrées dans un schéma classique).
Le problème avec le système en place, c’est que de jeunes créateurs disposant d’une idée novatrices ne pourront pas se lancer seuls : ils devront intégrer une entreprise plus solide qui risque de brider leur créativité ou avoir un nom connu et se faire parrainer par un acteur solide du milieu qui accepte de perdre de l’argent sur des productions ambitieuses mais inadaptées au grand public (c’est le cas du studio Grasshopper Manufacture qui doit sa survie au soutien de Capcom et désormais Electronic Arts, les jeux produits ne rencontrant pas le succès public malgré d’indéniables qualités). La raison est en définitive assez simple : les joueurs en veulent pour leur argent! Si dans les années 80 un concept simple exploité sur plusieurs niveaux suffisait à faire un jeu, aujourd’hui la norme est plus élevée, et on est en droit d’attendre, pour 70€, une œuvre longue, techniquement à la pointe de la technologie, offrant une expérience de jeu profonde et variée : exigences éloignées de ce qu’offrent Angry Birds, Tiny Wings et Doodle Jump, contrairement à ce que le producteur d’Angry Birds semble penser!
Cependant, une critique récurrente ces dernières années dans l’intelligentsia vidéoludique portait sur le manque de créativité des nouveautés et la surexploitation de licences déjà en place (à tel point que la dernière mode en date est celle des reboot…). Cette critique est recevable, mais il faut admettre que les éditeurs qui ont essayé de lancer de nouvelles licences et de nouveaux concepts se sont cassés les dents (saluons ici le courage d’Electronic Arts qui s’est injustement ramassé avec l’envoûtant Mirror’s Edge…). D’aucuns en ont tirés des conclusions hâtives, considérant que les joueurs étaient subitement devenus hermétiques à la nouveauté. C’était sans compter l’arrivée des jeux dématérialisés sur les plate-formes de téléchargement des consoles de salon qui ont prouvé qu’un jeu innovant vendu à prix modéré avait toutes ses chances. Citons également le cas du Studio Arkedo qui arrive à maintenir sa barque à flot sur DS avec des jeux à haute valeur artistique et basés sur des concepts simples, mais vendus à des prix sympathiques.
Les applications sur smartphones sont en réalité l’aboutissement de ce mouvement de fond : n’importe quel concept a une chance s’il est correctement emballé. Si Angry Birds, Doodle Jump et Tiny Wings sont des succès mondiaux, ce n’est ni grâce à leur prix, ni grâce à leurs graphismes, mais bien pour leur système de jeu immédiatement accrocheur et suffisamment simple pour être maîtrisé par tous. La flexibilité des parties permet de jouer entre deux stations de métro ou sur la pause café, sans que le jeu ne devienne une contrainte pour l’utilisateur : sans progression à sauvegarder, sans cinématique à regarder, sans obligation d’aucune nature, le joueur est libre de consommer le système de jeu proposé à sa guise, et c’est bien là la magie du concept… Ces applications remettent le plaisir ludique au centre, mettant de côté « l’expérience de jeu » dont se targuent les « vrais » jeux, et ce retour au source n’aurait pas été possible sans qu’il soit possible de s’affranchir des contraintes économiques (développement et distribution) dont souffrent les grandes productions. Cette libéralisation du jeu, c’est bien l’AppStore qui l’a permis, reprenant et développant le concept initié par Microsoft sur le Xbox Live Arcade.
Attention cependant à ne pas être naïf! Microsoft et Apple à l’initiative d’une nouveauté, cela ne peut signifier qu’une chose : il y a de la thune à se faire! L’AppStore notamment est une manne financière pour la firme à la pomme, qui n’hésite pas à censurer pour protéger son modèle commercial. Les développeurs ont donc la vie dure, mais ils se rattrapent bien : citons le cas d’Angry Birds dont les oiseaux véner’ se voient déclinés en de multiples produits dérivés pour lesquels de la publicité est présente dans le jeu lui-même… Il s’agit une fois de plus pour le joueur de faire attention à ne pas se laisser transformer en vache à lait… Et puis être démarché pour des produits dérivés, c’est toujours mieux que de voir son droit de propriété et d’utilisation restreint par les éditeurs, atteintes aux droits fondamentaux des acheteurs qui reviennent un peu trop souvent à mon goût…
Par ailleurs
Le très bon magazine In Game a accouché la semaine dernière de son premier hors-série, consacré aux trivias et autres anecdotes concernant un certain nombre de licences vidéoludiques. Cependant, comme il est indiqué dans l’éditorial du magazine, il s’agit en réalité de reprises textuelles de l’émission Hidden Palace présentée par le Dr Lakav sur la chaîne NoLife (c’est d’ailleurs lui qui a rédigé l’intégralité du hors-série…). Ce n’est pas une raison pour bouder cet ouvrage de qualité, bourré d’informations absolument inutiles et donc indispensables, qui ne vous serons d’aucune aide dans les dîner mondains et autres oraux d’accès aux grandes écoles, mais qui ont le mérite d’être précises et passionnantes pour les gamers que nous sommes! Personnellement, j’adore…
Bob Dupneu
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